Que peut-on donc bien vivre dans
une chorale ?
Il n’est pas rare que des personnes arrivent sur ce
blog après avoir fait une recherche portant sur des expressions telles que :
faire partie d'une chorale
c'est quoi le chant choral ?
une chorale c'est quoi ?
On imagine des personnes tentées par le chant choral
mais qui ne savent peut-être pas trop de quoi il retourne.
En fait ce qui
se passe dans une chorale est une chose assez indescriptible et l’on
pourrait dire que pour le savoir il n’y a pas d’autre méthode …que d’en
rejoindre une !
Pourtant je crois pouvoir dire ceci – que beaucoup
de choristes ne démentiront pas : une des caractéristiques les plus
remarquables de la vie d’une chorale réside dans un phénomène incontournable
: la complicité des choristes.
La vie de la chorale est faite de mille petites
choses – ceux qui arrivent ne peuvent le voir au premier abord, même si
certains osent assez rapidement deviner qu’ils sont entrés dans un monde plus
mystérieux qu’ils ne l’imaginaient…Si ce monde-là tourne rond (ou à peu près) c’est
peut-être grâce à une bonne organisation, mais c’est surtout grâce à la complicité
des choristes : en toute circonstance, ils savent ce qu’il faut faire, ils
savent deviner ce qu’on ne leur a pas dit, prendre des initiatives, anticiper
pour que l’on ait l’impression – vu de l’extérieur – que tout baigne.
Prenons l’exemple du concert. Le public s’en fait
une représentation tout à fait extérieure. Si vous n’avez jamais fait partie d’une
chorale, le texte qui suit (de Gustave, in Chœur
Magazine Octobre 94) pourra vous sembler plutôt énigmatique. En fait, il décrit
au plus intime la vie d’un choriste à l’occasion d’un concert ; de sorte
que pour un choriste, ce texte est réellement parlant. Pourquoi ?
Précisément parce que au sujet de ce que signifie concrètement pour un choriste
le mot concert, l’expérience qu’il a
maintes fois partagée avec les membres de sa chorale en une telle occasion a
fini par créer entre eux une indéfectible complicité.
Alors ne cherchez pas à savoir de l’extérieur ce qu’on
vit dans une chorale : il faut y
prendre votre part, et là…vous comprendrez ! (par exemple ce que veut
vraiment dire : Le Grand Soir).
*
Le Grand Soir
Nos vastes
réflexions sur la chose chorale nous ont arrêté à bien des thèmes passionnants,
sans aborder jamais le but de tous nos efforts: le concert.
Réparons le mal, car enfin, si les douceurs de la polyphonie suffisent à nos plaisirs hebdomadaires, avouons que la perspective de porter nos beuglements sur la place publique et d'en faire profiter nos contemporains constitue souvent notre idéal suprême.
Ramenons d'emblée les choses à leur juste proportion, et convenons que les foules avides n'attendent que rarement nos concerts en trépignant d'impatience. Sauf événement médiatique où il est de bon ton de sortir madame, nos contemporains préfèrent les délices du cocooning à la perspective de laisser deux heures durant l'osier d'une chaise d'église s'imprimer dans leur délicat postérieur.
D'ailleurs, si l'oeuvre civilisatrice du chant choral a fait quelques progrès, s'est-il vraiment débarrassé de cette étiquette ringarde qui lui colle à la peau depuis ces temps où de chevrotants organes agrémentaient les dévotions dominicales de nos ancêtres ? On a beau tirer des monceaux d'affiches (dont l'une ou l'autre atteindra par miracle quelque vitrine hospitalière), on peut faire fleurir nos toutes-boîtes de flatteurs articulets: ce sont toujours les parents et amis, tapés à grands coups de cartes de soutien, qui forment l'essentiel de nos publics, et les dignes aïeules installées au troisième rang y répandront longtemps encore leur doux parfum des jours de sortie. Qui n'a par contre le souvenir de ces concerts réfrigérants en des terres inconnues, devant trois pelés et deux tondus ?
Quoi qu'il en soit, on veillera à s'assurer la présence de l'une ou l'autre autorité: un échevin ou un évêque, même bâillant d'ennui, sont d'un caractère décoratif certain. Ils recevront avec modestie l'hommage rendu à "leur intérêt pour la chose musicale", écouteront avec émotion la célébration "des vraies valeurs d'une authentique culture populaire". De fil en anguille, un habile président de chorale amènera le public choisi à une pleine conscience de la valeur événementielle du dix-septième anniversaire des "Colibris de la Berwine" ou de la Sainte-Cécile des "Bardes du Trou Perdu".
Un peu avant, en coulisses, s'est vécu un instant émouvant entre tous: celui où, comme l'agneau que l'on paraît jadis pour le sacrifice, comme le rôti du dimanche que l'on barde avant la cuisson, le choriste revêt son costume de concert. Les sacristies, lieux vénérables aux boiseries polies fleurant bon la cire et l'encens, bruissent alors d'une païenne agitation; dans le rayon d'un vitrail brille l'éclair d'une cuisse pâlotte, s'agite fiévreusement un mollet velu. Trêve de pudeurs effarouchées: une fraternité quasi-militaire préside à l'instant; le traditionnel vin blanc passe d'ailleurs de main en main, et le gargouillement des gargarismes se mêle aux "tapadaka" et autres "tupuduku" de l'ultime mise en voix.
Nous gardons le cuisant souvenir, dix minutes avant un prestigieux concert en Arles, du sinistre déchirement du fond de notre pantalon d'apparat, suite fatale d'un mouvement inconsidéré. Sainte Cécile soit louée: une brave soprano joua les cousettes, et nous nous en tirâmes sans autre mal que l'exposition de nos modestes dessous à la perplexité des foules.
Et c'est l'entrée en scène. Le quidam chantant le plus falot sort alors de sa chrysalide, devient l'artiste, celui que l'on va applaudir, qui va briller sous les feux de la rampe. Très bien, les fardes noires côté public; plutôt moche, le petit signe discret à bobonne. Superbe, le nouvel uniforme "parterre Keukenhof sur fond de ciel d'orage"; douteuses, les chaussettes de tennis sous le smoking du chef...
Instant de vérité du premier accord. Le chef déploie alors des prodiges de communication non verbale: sourire complice, regards hypnotiques de caracole en couches, faciès crispé aux moments fatidiques (attention, je passe en trois !), mouvements désespérés d'auto-stoppeur parkinsonien aux velléités baissières des sopranos.
Entre-temps, le podium grince au balancement en 6/8 chaloupé de trois quintaux de seconds ténors. La chaleur aussi fait son oeuvre: la première goutte de sueur sourd entre les omoplates, hésite, se lance enfin sur les replis graisseux, suivie de cent, de mille autres.
Le temps prend une autre valeur. La mesure travaillée pendant des heures est lâchée en trois secondes sans que nul n'en soupçonne les embûches. Que deux heures passent vite pour le chanteur: le tonnerre final des ovations gronde bientôt. On salue modestement, on fleurit, le choeur applaudit les solistes, les solistes applaudissent le choeur, et tout se termine dans ce bruyant et réciproque hommage cher aux fossiles du regretté soviet suprême. Le discernement est généralement aveuglé par l'affection: les pires massacreurs ont droit aux rappels, et le supplice de l'estrapade contrapuntique, de l'étranglement harmonique, se poursuivent alors de bis en ter. On se prend parfois à regretter les lanceurs de tomates des opéras de jadis: eux seuls rendaient au compliment sa vraie valeur.
Il faut alors ranger les chaises, avec la joie du devoir accompli. Parfois même aurons-nous vécu un grand frisson, cette émotion d'essence divine qui étreignit Claudel derrière le troisième pilier de Notre-Dame. Alors, nous rempilons pour une nouvelle saison de laborieux déchiffrages et de tâtonnements harmoniques, en attendant la prochaine...
Réparons le mal, car enfin, si les douceurs de la polyphonie suffisent à nos plaisirs hebdomadaires, avouons que la perspective de porter nos beuglements sur la place publique et d'en faire profiter nos contemporains constitue souvent notre idéal suprême.
Ramenons d'emblée les choses à leur juste proportion, et convenons que les foules avides n'attendent que rarement nos concerts en trépignant d'impatience. Sauf événement médiatique où il est de bon ton de sortir madame, nos contemporains préfèrent les délices du cocooning à la perspective de laisser deux heures durant l'osier d'une chaise d'église s'imprimer dans leur délicat postérieur.
D'ailleurs, si l'oeuvre civilisatrice du chant choral a fait quelques progrès, s'est-il vraiment débarrassé de cette étiquette ringarde qui lui colle à la peau depuis ces temps où de chevrotants organes agrémentaient les dévotions dominicales de nos ancêtres ? On a beau tirer des monceaux d'affiches (dont l'une ou l'autre atteindra par miracle quelque vitrine hospitalière), on peut faire fleurir nos toutes-boîtes de flatteurs articulets: ce sont toujours les parents et amis, tapés à grands coups de cartes de soutien, qui forment l'essentiel de nos publics, et les dignes aïeules installées au troisième rang y répandront longtemps encore leur doux parfum des jours de sortie. Qui n'a par contre le souvenir de ces concerts réfrigérants en des terres inconnues, devant trois pelés et deux tondus ?
Quoi qu'il en soit, on veillera à s'assurer la présence de l'une ou l'autre autorité: un échevin ou un évêque, même bâillant d'ennui, sont d'un caractère décoratif certain. Ils recevront avec modestie l'hommage rendu à "leur intérêt pour la chose musicale", écouteront avec émotion la célébration "des vraies valeurs d'une authentique culture populaire". De fil en anguille, un habile président de chorale amènera le public choisi à une pleine conscience de la valeur événementielle du dix-septième anniversaire des "Colibris de la Berwine" ou de la Sainte-Cécile des "Bardes du Trou Perdu".
Un peu avant, en coulisses, s'est vécu un instant émouvant entre tous: celui où, comme l'agneau que l'on paraît jadis pour le sacrifice, comme le rôti du dimanche que l'on barde avant la cuisson, le choriste revêt son costume de concert. Les sacristies, lieux vénérables aux boiseries polies fleurant bon la cire et l'encens, bruissent alors d'une païenne agitation; dans le rayon d'un vitrail brille l'éclair d'une cuisse pâlotte, s'agite fiévreusement un mollet velu. Trêve de pudeurs effarouchées: une fraternité quasi-militaire préside à l'instant; le traditionnel vin blanc passe d'ailleurs de main en main, et le gargouillement des gargarismes se mêle aux "tapadaka" et autres "tupuduku" de l'ultime mise en voix.
Nous gardons le cuisant souvenir, dix minutes avant un prestigieux concert en Arles, du sinistre déchirement du fond de notre pantalon d'apparat, suite fatale d'un mouvement inconsidéré. Sainte Cécile soit louée: une brave soprano joua les cousettes, et nous nous en tirâmes sans autre mal que l'exposition de nos modestes dessous à la perplexité des foules.
Et c'est l'entrée en scène. Le quidam chantant le plus falot sort alors de sa chrysalide, devient l'artiste, celui que l'on va applaudir, qui va briller sous les feux de la rampe. Très bien, les fardes noires côté public; plutôt moche, le petit signe discret à bobonne. Superbe, le nouvel uniforme "parterre Keukenhof sur fond de ciel d'orage"; douteuses, les chaussettes de tennis sous le smoking du chef...
Instant de vérité du premier accord. Le chef déploie alors des prodiges de communication non verbale: sourire complice, regards hypnotiques de caracole en couches, faciès crispé aux moments fatidiques (attention, je passe en trois !), mouvements désespérés d'auto-stoppeur parkinsonien aux velléités baissières des sopranos.
Entre-temps, le podium grince au balancement en 6/8 chaloupé de trois quintaux de seconds ténors. La chaleur aussi fait son oeuvre: la première goutte de sueur sourd entre les omoplates, hésite, se lance enfin sur les replis graisseux, suivie de cent, de mille autres.
Le temps prend une autre valeur. La mesure travaillée pendant des heures est lâchée en trois secondes sans que nul n'en soupçonne les embûches. Que deux heures passent vite pour le chanteur: le tonnerre final des ovations gronde bientôt. On salue modestement, on fleurit, le choeur applaudit les solistes, les solistes applaudissent le choeur, et tout se termine dans ce bruyant et réciproque hommage cher aux fossiles du regretté soviet suprême. Le discernement est généralement aveuglé par l'affection: les pires massacreurs ont droit aux rappels, et le supplice de l'estrapade contrapuntique, de l'étranglement harmonique, se poursuivent alors de bis en ter. On se prend parfois à regretter les lanceurs de tomates des opéras de jadis: eux seuls rendaient au compliment sa vraie valeur.
Il faut alors ranger les chaises, avec la joie du devoir accompli. Parfois même aurons-nous vécu un grand frisson, cette émotion d'essence divine qui étreignit Claudel derrière le troisième pilier de Notre-Dame. Alors, nous rempilons pour une nouvelle saison de laborieux déchiffrages et de tâtonnements harmoniques, en attendant la prochaine...